Je vous avais annoncé l'été dernier la révélation de documents inédits concernant l'émission de ces jolis carnets, et puis les mois ont défilé, mais voici le temps venu, enfin !
J'ai eu la chance de mettre la main sur des dizaines de documents : factures, lettres et livres de comptes, dont l'étude m'a permis d'en apprendre de belles !...
Dans un premier temps, l'administration a proposé à Chareyre 10000 carnets "de luxe" de 10 timbres à 50 c. au tarif de 1 franc 20 la couverture.
Puis la société négocie 25000 couvertures à un franc pièce, mais uniquement 10000 carnets, qu'elle souhaite de 10 timbres à 25 c. ce qui lui sera refusé, tout comme le nouveau timbre prévu à l'effigie de Jeanne d'Arc.
Et ensuite, l'administration passe la balle à Carlos Courmont pour les négociations.
Voici tout d'abord le contrat signé le 16 octobre 1928 entre l'administration, Courmont, et la fameuse société ardéchoise :
26 500 francs pour 6000 couvertures à 50 c. et 3000 à 15 c.
Pratiquement 3 francs pièce !
Mais il n'y est pas question des couvertures vides...
En réalité il n'a pas été respecté à la lettre, et après de longues et croustillantes discussions, le tirage fut respectivement de 8400 et 4320 carnets.
Mais on apprend qu'il y eut un total de 29 000 couvertures imprimées, dont Carlos ne fait pas mention dans le contrat que devait viser l'administration !
Le surplus de celles-ci devait être distribué pour une moitié vides, et avec des vignettes publicitaires à l'intérieur pour l'autre moitié. Leur prix a été habilement négocié et Chareyre les a finalement payées 29826,50 francs.
Il y eut aussi 8114 feuillets de 20 vignettes, qui lui ont coûté 730 francs (dont 160 francs d'agrafage). Il aurait bien voulu que ces vignettes soient dentelées et gommées, mais on comprend bien que l'administration ait refusé, les rendant du coup inutilisables, contrairement à celles imprimées sur la partie gauche des carnets qui pouvaient être détachées et collées sur les courriers !
Du coup, elles sont restées agrafées bêtement dans des couvertures :
On apprend à la lecture de ces échanges qu'il y a eu des fuites, un certain nombre de carnets (250) n'ayant pas été livrés au client, mais bel et bien détournés par Courmont ! C'est Maurice Digeaux, le célèbre négociant, qui vend la mèche.
La société a payé finalement pour les timbres de 8275 et 4195 carnets soit 47667,50 francs.
Le peintre M. Ageron fut rétribué 1500 francs pour ses aquarelles ayant servi de modèles.
Beaucoup des carnets reçus par la société furent ensuite vendus à des philatélistes par l'intermédiaire de Digeaux, alors qu'ils avaient été commandés pour être distribués gracieusement, soit entiers, soit découpés, aux clients de la société dans un but de propagande commerciale. "...de la même façon qu'avaient procédé les Grands Magasins du Louvre" :
Courmont avait donc fini par proposer à l'entreprise cette formule luxueuse des carnets dits "privés" contenant 10 timbres et 10 vignettes, qui ne passaient jamais par les guichets de La Poste, et ce pour le prix d'un franc par couverture :
Il fallait bien financer sa publicité à lui, qu'il publiait lui-même :
Ou bien qu'il faisait publier dans les magazines :
Car on connait ses tarifs pour les carnets "normaux" destinés à être vendus par La Poste, qui sont bien inférieurs, et pour des quantités bien plus importantes :
(novembre 1925 / janvier 1927 / janvier 1929)
La commercialisation des carnets "privés" représentait donc une belle source de revenus pour Courmont, qui profitait de ses bons rapports avec l'administration. Une poule aux œufs d'or !
Mais celle-ci y trouvait également son compte avec la vente des timbres, et surtout avec les 20% du montant brut des contrats de publicités que Courmont lui devait selon les termes de son contrat d'exclusivité !
Cependant, les faibles tirages et les particularités de ces carnets "privés" vont attirer les philatélistes et les négociants. D'où une franche spéculation, qui conduira à leur interdiction en 1929, juste après la mise en circulation de ceux de Chareyre.
D'ailleurs, Raoul, l'administrateur de la société en charge de l'affaire (qui était philatéliste !) l'annonçait en exclusivité le 18 février 1929 à Louis Neury, un négociant de la Haute Marne qui lui demandait s'il avait prévu un nouveau tirage :
(en réalité, le presse philatélique était au courant fin 1928)
Le même Raoul était furieux que certains de "ses" carnets aient été détournés et se soient retrouvés dans le commerce avant que lui ne le fasse à son tour, et je suis même convaincu que ce ne sont ses plaintes auprès de Courmont et de l'administration qui ont conduit à la fin des carnets "privés".
Il lui en voulait beaucoup et ira même jusqu'à menacer de ne pas le payer.
Voici une réponse assez peu courtoise de Courmont aux plaintes de Raoul, alors qu'initialement leurs échanges étaient très polis. Le ton monte :
"Je ne serai pas la dupe de vos arguties" dit Carlos
"faux, faux, non" inscrit Raoul dans la marge !
Courmont finira ensuite par proposer à Raoul de lui rendre les 250 carnets manquants, mais en les lui facturant !
Raoul, ayant ainsi obtenu l'aveu de détournement de la part de Carlos, confirmée par une attestation de l'administration, décidera de les lui laisser, grand seigneur :
(à noter qu'il s'agit de la seule lettre manuscrite de Raoul De Lamonta)
Et pour clôturer près de 6 mois d'échanges, satisfait d'avoir eu le dernier mot, il joindra à son paiement cette note assez sèche et non signée "pour solde de tout compte", avec des salutations qui, pour la première fois, ne sont plus cordiales du tout !
*****
Tout frais compris, les carnets auront coûté à la société 77393 francs, ce qui représente de nos jours environ 43000 euros.
Et la société en a bien utilisé une partie pour mettre en valeur ses produits durant plusieurs années :
Même si beaucoup sont allés rejoindre les albums des collectionneurs.
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